La Syrie et la France: Bilan d’une équivoque (1939-1945) ; Salma Mardam Bey ; Ed. L’Harmattan ; Coll. Comprendre le Moyen-Orient ; 2000

-Le général Beynet : Puisque vous avez traité avec nous en 1936, pourquoi refusez-vous de traiter maintenant ? Avez-vous changé ?

-Farès Bey : Ce ne sont pas nous qui avons changé. Ce sont plutôt les événements qui ont changé. Actuellement nous ne pouvons pas conclure un traité. Mais vous n’avez pas le droit de garder l’armée syrienne. Avez-vous l’intention de conserver indéfiniment cette armée ?

-Le général Beynet : Non, cela coûte trop cher.

-Farès Bey : Pourquoi alors la retenir et entretenir un état de troubles dans le pays contre vous ?

-Le colonel Oliva-Roget : Nous savons que vous êtes les hommes d’Etat les meilleurs en Syrie, mais ceux qui viendront après vous ne seront pas comme vous.

-Farès Bey : Peut-on forcer un pays à traiter malgré lui ? L’armée n’est pas un gage pour le traité.

-Le général Beynet : Je suis tenu par les instructions de mon gouvernement.

Jamil Bey demande des précisions au général Beynet sur la communication qu’il a faite au gouvernement libanais.

-Le général Beynet : Son Excellence Béchara el-Khoury, sur la demande que je lui ai faite de traiter avec nous, m’a déclaré qu’il ne voulait traiter avec personne ; huit jours après les libanais signaient le Protocole d’Alexandrie.

-Farès Bey : En quoi cela touche-t-il vos intérêts ?

-Le général Beynet : Puisque vous concluez des traités avec un ensemble d’Etats, il n’y a plus aucune raison de refuser de traiter avec nous.

-Jamil Bey : Avez-vous dit à Son Excellence Béchara el-Khoury que vous avec l’intention de remettre en cause l’Accord du 22 décembre ?

-Le général Beynet : Non, j’ai dit que mon gouvernement se verrait obligé de réviser sa politique envers le Liban.

-Jamil Bey : Si nous ne voulons pas traiter avec vous, cela veut dire que nous ne voulons être à la remarque d’aucune puissance. Le Protocole d’Alexandrie a certainement une portée économique et une portée culturelle. Cela est imposé par la nature des choses. Quant à sa nature politique, elle se traduit par la clause que nous ne pourrons plus désormais conclure aucun accord avec un Etat étranger, qui soit préjudiciable aux autres Etats arabes.

-Le général Beynet : Alors, si nous voulons maintenant conclure un accord avec vous, nous devrions le soumettre à l’approbation de la Transjordanie ? Je dis la Transjordanie parce que c’est le pays le plus voisin de la Syrie.

Jamil Bey explique les clauses du Protocole d’Alexandrie. Il rappelle que le [p. 168] traité anglo-irakien n’a pas empêché l’Irak de conclure le Pacte de Saadabad, ni un traité avec l’Arabie Saoudite.

-Le comte Ostrorog : Croyez-vous que ces accords ont été passés sans le consentement des anglais ?

-Jamil Bey : Sans doute avec leur consentement. Vous comprenez bien que nous ne pourrons, par exemple, pas conclure un accord avec vous qui soit dirigé contre l’Irak.

-Le comte Ostrorog : Est-ce que la Convention universitaire est préjudiciable aux intérêts irakiens ?

-Farès Bey : C’est nous qui jugerons.

Jamil Bey reprend ses explications. Il montre la solidarité qui existe entre les pays arabes. Puis il ajoute : Vous savez que l’Egypte et l’Irak sont les alliés de l’Angleterre. Supposons un instant que vous soyez en conflit avec les anglais ; que vous soyez par exemple, vous et les russes dans un camp et les anglais dans un autre camp. Notre attitude dans ce cas ne pourrait être que celle de tous les pays arabes, et nous ne voulons pas assister dans l’avenir aux événements de 1940.

-Le comte Ostrorog : Ce danger n’existe plus.

-Jamil Bey : Les britanniques sont maintenant d’accord avec vous. Ils veulent une France forte et qui sera consultée sur tous les problèmes mondiaux. Vous n’avez plus aucune raison d’avoir des appréhensions. Quant à dire que nous avons conclu des accords avec d’autres Etats et que nous n’en avons pas conclu avec vous, cela n’est pas vrai. N’avons-nous pas signé un accord monétaire avec vous ? N’avons-nous pas conclu cet accord du 22 décembre, en vertu duquel nous maintenons les fonctionnaires français ?

-Le comte Ostrorog : Eh bien, appelons le traité un accord.

Farès Bey demanda si la partie française lie la question de l’armée à celle du traité.

-Le général Beynet : L’ordre de mon gouvernement est d’aborder les deux questions à la fois. Mais je suis disposé à lui soumettre votre point de vue. Rédigez un mémorandum et je le transmettrai. Mais je tiens à vous dire que la position de mon gouvernement est très amicale.

A la demande de Son Excellence Jamil Mardam Bey, la réunion a été remise au lendemain, mercredi 25 octobre, au ministère des Affaires Etrangères.

Ainsi qu’il avait été décidé la veille, les conversations franco-syriennes pour la solution des problèmes en suspens ont repris le 25 octobre au ministère des Affaires Etrangères. Son Excellence Salim Bey Takla, ministre des Affaires Etrangères de la République libanaise, s’est joint aux représentants syriens. La séance fut ouverte par Jamil Mardam Bey qui rappela l’objet de ces réunions qui est de résoudre dans une atmosphère d’amitié et de confiance, les questions qui n’ont pas encore été tranchées. Il rappela aussi que Son Excellence Salim Bey Takla l’avait d’abord chargé de représenter, en ce qui concerne la question de [p. 169] l’armée, le Liban. Puis à la suite d’un entretien qu’il eut avec le Président de la République libanaise, il avait proposé à son homologue de prendre part à ces conversations, étant donné le caractère commun libano-syrien de l’armée.

-Farès Bey, ensuite, dit : Nous considérons que l’armée est une question d’intérêts communs, tout comme les Douanes.

-Le général Beynet : Ce n’est pas l’avis de mon gouvernement. La Syrie et le Liban, dont nous avons proclamé l’indépendance, sont deux pays distincts. Le problème de l’armée ne se pose pas de la même façon en Syrie et au Liban. Si la Syrie et le Liban ont passé entre eux un traité aux termes duquel ils s’engagent à avoir une même armée, je n’en ai pas connaissance. En attendant, nous continuons à admettre l’indépendance des deux Etats.

-Salim Bey : Il n’est pas dans l’intention du gouvernement libanais, ni dans l’intention du gouvernement syrien du reste, de laisser compromettre en quoi que ce soit l’indépendance du Liban. Il ne s’agit pas ici d’une question de principe, mais uniquement d’une question de fait. J’avais chargé d’abord mon collège Jamil Bey de représenter, en ces négociations, le Liban. Ensuite, en raison de l’intérêt que représente la question de l’armée pour nous, je suis venu moi-même à Damas, en plein accord avec le gouvernement syrien, et à sa demande.

-Le général Beynet : L’armée syrienne et l’armée libanaise sont parfaitement distinctes. Un seul serait à la rigueur à préciser : c’est la présence d’éléments alaouites dans les bataillons libanais. Libre aux syriens et aux libanais de se communiquer des informations sur la marche des négociations. Libre à vous aussi, Monsieur le ministre, d’assister à ces entretiens, si ces Messieurs n’y voient pas d’inconvénient. Mais moi, j’ai des instructions pour traiter cette question avec chaque Etat à part.

Jamil Bey rappelle que ces négociations eurent lieu en commun du temps du général Catroux.

-Le général Beynet : Il n’y a eu qu’un seul précédent de négociations communes syro-libanaises au sujet de l’armée : c’est lorsque le Président du Conseil libanais est venu à Damas, dans le but d’aplanir les difficultés qui avaient, à l’époque, surgi durant les négociations.

-Jamil Bey : Les Troupes Spéciales sont gérées par la France pour le compte, à la fois, de la Syrie et du Liban. Nous considérons que l’armée est un service d’Intérêt Commun, aussi, j’ai immédiatement tenu à mettre Son Excellence le Président Béchara el-Khoury, au courant de nos entretiens.

-Le général Beynet : Je n’ai jamais moi-même manqué de renseigner le Président Khoury sur nos négociations avec les syriens. Je regrette infiniment de n’avoir pas été informé au préalable de votre désir d’associer le Liban à ces échanges de vues.

-Jamil Bey : J’avais téléphoné à M. Ostrorog.

-Le comte Ostrorog : Oui, une demi-heure avant la réunion. [p. 170].

Le défi du Liban d’après-guerre, faites tomber les murs; Carole Dagher ; L’Harmattan ; 2002

-S’il peut être mis fin à des combats internes grâce à une intervention extérieure dans le cadre d’une conférence internationale comme Taëf (ce qui confirme le caractère international de la guerre civile libanaise), la paix civile ne peut être assurée que par les autorités nationales elles-mêmes. Dans le cas du Liban, l’armée libanaise, sous le commandement du général Emile Lahoud, a été le moteur et le garant de cette paix. Comment a-t-il été possible d’accomplir cela, l’armée étant le microcosme d’une société profondément divisée comme la société libanaise ?

Le général Lahoud a réalisé son objectif premier, celui de la réunification de l’armée, en restructurant les brigades afin d’inclure des éléments chrétiens et musulmans dans leurs rangs. Il se sentait responsable de la réhabilitation de l’armée, pour en faire le rempart et le bras fort d’une nation unifiée. Avec l’assistance militaire américaine, et la coopération et l’appui syriens, il est parvenu à reconstruire une armée forte de 80000 éléments. En 1991, cette dernière avait procédé au désarmement et à la dissolution des anciennes milices (à l’exception du Hezbollah) et à la restauration de l’ordre autour des camps de réfugiés palestiniens (mais ces camps sont demeurés, à l’intérieur, de véritables « îlots de sécurité » échappant à tout contrôle étatique). Avec l’appui puissant du voisin syrien, soumis à des pressions exercées par l’administration américaine qui l’accusait d’entretenir le trafic de la drogue et le terrorisme, l’armée a également lancé une vaste campagne visant à éradiquer la culture de la drogue dans la vallée de la Békaa.

Le rôle central joué par l’armée dans l’ordre d’après-guerre revient d’abord et surtout à la « politique d’intégration globale » appliquée avec détermination par son commandant en chef, le général Emile Lahoud. Les dessous de cette politique sont encore inconnus du public, mais ils peuvent être d’un apport précieux pour : (1) comprendre les mécanismes effarants des conflits civils et leurs ravages dans les rangs d’une armée nationale ; (2) aider à [p. 228] la résolution de cas similaires dans des pays profondément déchirés, parce que la performance libanaise qui a consisté à rebâtir une armée divisée après une guerre civile constitue, à bien des égards, une expérience inégalée. [p. 229].

Un compte rendu détaillé de cette expérience a été donné par l’un des principaux officiers supérieurs, qui a assumé une tâche des plus sensibles dans le Liban d’après-guerre. Le général Jamil el-Sayyed était directeur adjoint du service de renseignements militaires, le fameux « Deuxième Bureau », et un proche conseiller du général Lahoud. Il est aujourd’hui directeur général de la Sûreté Générale. Dans une thèse extrêmement révélatrice, la première de ce genre, sur la politique d’intégration dans les rangs de l’armée libanaise, il a décrit la situation de l’armée durant la guerre, ses divisions confessionnelles, et a exposé les objectifs de l’intégration d’après-guerre, sa philosophie, les obstacles qu’elle a rencontrés, ainsi que la nouvelle structure de l’armée. Le sous-titre de son étude est évocateur : L’intégration dans l’armée libanaise : une expérience transitoire ou une politique permanente ?

Dans ce document en quelque sorte unique, le général Sayyed cite l’exemple de deux pays pluralistes, les Etats-Unis et la Belgique, qui ont bâti une armée nationale en dépit de clivages ethniques profonds (dans le cas de la Belgique) et d’une guerre civile (dans le cas des Etats-Unis). Cependant, il souligne qu’il n’est pas possible d’établir un parallèle entre le cas du Liban et celui de ces deux pays. En effet, la guerre civile américaine s’est soldée par la victoire d’un camp et la défaite de l’autre, et la réunification de l’armée américaine était basée sur ce paradigme. Certains officiers sudistes américains avaient été traduits en cour martiale, d’autres avaient rejoint les rangs de l’armée et d’autres furent renvoyés.

Pour ce qui est de l’armée belge, Sayyed explique qu’elle reflète les divisions ethniques et culturelles de la société. L’armée belge est ainsi structurée en unités qui sont soit flamandes, soit wallonnes, et dont les actions sont coordonnées par des commandements conjoints. « Bien qu’unie, une telle armée n’en est pas pour autant intégrée », commente Sayyed. Etant donné la spécificité de la réalité libanaise, « l’intégration en soi est plus une formule adoptée par le pays qu’un ensemble de conditions imposées par un vainqueur à un vaincu ou une simple formule artificielle de coexistence entre différents groupes ethniques », écrit-il. [p. 229].

L’officier supérieur conteste de manière fort significative dans son introduction le caractère « pluraliste » de la société libanaise, lui préférant la dénomination de « société confessionnaliste ». Rompant avec la réserve traditionnelle imposée à un militaire, il reproche au « système confessionnel » de l’Etat et à la « distribution de quotas confessionnels au niveau du pouvoir » d’avoir échoué dans la promotion d’un esprit d’unité nationale. Cela devait, selon lui, se répercuter sur l’institution militaire. L’attitude de Sayyed ne peut s’expliquer que par une conviction largement répandue parmi les officiers, selon laquelle l’armée est l’institution pionnière qui, dans le Liban d’après-guerre, a secoué le carcan confessionnaliste du système libanais.

Le général Sayyed explique que l’objectif du commandement central était de faire de l’armée le pivot de l’unité nationale, afin de prévenir tout effondrement des institutions politiques, de garder les antagonismes politiques dans les limites du jeu démocratique et d’empêcher toute tension d’atteindre le niveau de la rue, ce qui relancerait la guerre civile.

Sayyed décrit d’abord la « division profonde de l’armée en deux grands blocs, chrétien et musulman », entre 1975 et 1990. Ces deux blocs s’étaient scindés ensuite en petits groupes, lorsque les militaires rejoignirent leurs régions ou leurs confessions d’origine. Les 12 brigades de l’armée étaient alors respectivement surnommées « la brigade chiite de la Békaa », « la brigade druze de la montagne », etc., avec des « minorités » réparties dans chaque brigade à la faveur de circonstances familiales ou résidentielles. Cette situation avait gagné la Marine, les forces aériennes et les écoles militaires, et s’était étendue à tous les niveaux du commandement. Beaucoup de militaires et de civils trouvaient naturel que les soldats accomplissent leurs devoirs militaires dans le cadre de leur milieu géographique et communautaire.

Il est intéressant de noter que le général Sayyed reconnaît que « l’insécurité intérieure et les troubles politiques étaient le résultat d’une polarisation extérieure, régionale et internationale, qui a entravé toute tentative de réunification de l’armée, parce qu’une telle réunification aurait pu modifier l’équilibre du pouvoir sur le terrain ».

Après que Taëf eut fourni le climat « régional et international » propice pour entreprendre une telle démarche, la réunification de l’armée devint l’objectif premier. [p. 230].